L’ histoire du vinyle – Partie 2, La mise en place d’ARTONE et de la fabrique de vinyle
‘Le rêve se réalise’
Les frères Slinger étaient de véritables passionnées de jazz. Ce n’était pas une exception durant la première moitié des années cinquante. Comme les ados plus tard adorant le rock & roll, les jeunes étaient tous fous de la musique et des chanteurs de jazz à cette époque. Casper aimait surtout Louis Armstrong et Tony Bennett.
Le duo s’achetait des disques de jazz américain dans la Beethovenstraat à Amsterdam. « Dans une petite boutique, Gloria, ils se sont liés d’amitié avec un certain John Vis, qui y travaillait comme vendeur. Il connaissait très bien la musique, c’était un véritable expert. Suite à leurs entretiens avec John Vis, Casper et Willem ont eu l’idée de créer leur propre maison de disques et de l’embaucher. Grâce aux bénéfices énormes accumulés lors de la crise de Suez, mon père et mon oncle ont pu réaliser leur rêve ! »
D’après Ariane, c’est son père qui a eu l’idée d’appeler la nouvelle entreprise Artone. « Toute sa vie, il a utilisé l’expression « C’est le ton [Artone] qui fait la musique » et c’est devenu le slogan de l’entreprise ».
Lors de la fondation d’Artone, temporairement située dans la Parklaan à Haarlem (n° 97), les Slinger ont découvert que la plupart des maisons de disques néerlandaises s’intéressaient peu à la commercialisation de disques de jazz. C’était une opportunité à saisir, selon eux. « Ils ont décidé, à savoir mon père, de se rendre aux Etats-Unis. Ils ont rendu visite à tous les labels de jazz aux Etats-Unis et ont proposé leurs services afin de presser leurs disques aux Pays-Bas et de créer pour eux un réseau de distribution. Au début, ils n’avaient pas d’usine propre. Les disques étaient encore pressés en Allemagne ».
Selon Gijs Leijenaar, collaborateur de la première heure, l’histoire était différente. « Les premiers disques, en général des 78 tours, étaient importés des Etats-Unis dans des caisses très lourdes. Harold Hendriks, un autre collaborateur, et moi, nous les déballions et stockions. A condition de ne pas être abîmés. Il y avait beaucoup de casse !
Peu après [en 1957], l’ancien hôtel Funckler dans la Kruisstraat a été acheté. Le département galvanisé s’est retrouvé dans la cuisine. La pièce avec les disques [l’entrepôt] avec un magnifique sol en parquet faisait office de salle de bal à l’époque. Ensuite, on a commencé la transformation de l’hotel afin de construire des bureaux ».
Artone atteint son rythme de croisière
Artone a réussi à se tenir debout. Après un certain temps, il y avait une sorte de répartition des tâches. Ariane a décrit cette répartition.
« Mon père se chargeait de la direction générale de l’entreprise. Il embauchait les personnes les plus importantes (‘les directeurs’) et organisait régulièrement des réunions avec eux. Il prenait les décisions financières et stratégiques. C’est aussi lui qui a pris la décision d’acheter l’hôtel Funckler et de le transformer en un immeuble à bureaux. Son père [Dingeman Slinger] a apporté son soutien par des contacts et des permis – il connaissait beaucoup de gens travaillant à la commune de Haarlem.
Mon père a fait construire une usine dans le Waarderpolder et a investi beaucoup d’argent dans de l’appareillage allemand coûteux. [Le département galvanisé a été hébergé dans l’usine]. Plus tard, mon père a décidé d’acheter une imprimerie pour réaliser les pochettes des disques de sorte qu’Artone puisse tout produire elle-même. Des photographes ont été engagés [entre autres Kees de Jong] pour réaliser de magnifiques pochettes, avec des jolies filles dessus (‘hoezenpoesen’). Tout ça pour rendre les disques très attractifs ».
Ce qui ne se vendait pas à temps, devait disparaître de l’entrepôt. « Après Noël, les disques étaient vendus au rabais chez Vroom en Dreesmann. Il a aussi eu l’idée de faire peindre toutes les camionnettes en orange criard et de faire livrer ainsi les disques partout. De cette façon, l’entreprise se faisait bien remarquer ! »
Il y avait encore d’autres choses à dire concernant l’approche de Casper Slinger. « Mon père était un grand travailleur discret. A partir de six heures du matin jusqu’à onze heures du soir et souvent aussi le samedi il s’occupait d’Artone.
Il avait une vision moderne de la gestion d’une entreprise. Les managers, importants pour l’entreprise, avaient droit à une maison payée par l’entreprise et à une voiture. Tout le personnel avait droit avant l’hiver à un vaccin contre la grippe. Vers la Noël, on vendait la plupart des disques et personne ne pouvait alors tomber malade.
Mon père travaillait dans un petit bureau mal rangé. Tous les collaborateurs pouvaient aller le voir avec leurs grands ou petits problèmes. Il voulait être proche de son personnel ».
Casper Slinger n’était pas un homme flamboyant. « Mon père n’aimait pas sortir. Il affectionnait tout particulièrement la vie de famille ».
Concernant le travail de l’oncle Willem, qui après un certain temps se rendait régulièrement aux Etats-Unis, Ariane a fait savoir : « Mon oncle avait fait des études de droit. Sa fonction se situait donc dans ce domaine. Des contrats ont été conclus avec Cameo Parkway, Motown, Reprise, Roulette, ABC Paramount et CBS. De grands artistes comme Ray Charles, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Chuck Berry, Frank Sinatra, The Supremes et bien d’autres rentraient via Artone sur le marché du Benelux.
Mon oncle négociait et rédigeait tous les contrats. Lors de reprises et dans le cadre du réseau de distribution (international), il était directement impliqué en tant que juriste. Il faisait office de secrétaire général et constituait le département juridique de l’entreprise.’
En ce qui concerne John Vis, j’ai noté : « Il a été engagé comme directeur. Vis était un expert et une personne très sociable aimant sortir le soir et boire un verre. Chez Artone, il avait un rôle artistique : sélectionner les artistes. Il sortait avec des artistes et des producteurs. Vis était connu dans le monde du disque, il avait partout de bonnes relations commerciales. Il était en outre responsable des pochettes.
John Vis a aussi lancé l’idée de joindre les textes des chansons aux pochettes pour que les acheteurs de disque puissent chanter les paroles avec la musique.
A la demande de John Vis, mon père a engagé Joop Portengen lors de la création d’une maison d’édition musicale. Portengen faisait office de directeur de la maison d’édition d’Artone ». L’éditeur jouait un rôle dans le cadre de grands succès d’Artone comme « De Bostella » (Johnny & Rijk, 1967) et « Cha la la I need you » (Shuffles, 1969).
Jaap « Pete » Felleman avait en outre un rôle particulier (1921-2000). Felleman était connu aux Pays-Bas grâce à ses émissions de radio diffusées vers 1950 au cours desquelles il présentait les derniers tubes des chanteurs et artistes de jazz américains. En plus, il avait acquis de l’expérience dans le métier du disque en tant que responsable de label chez Capitol (chez Bovema à Heemstede).
Le 4 décembre 1961 on lisait dans Billboard : « The distribution of Reprise Records in Belgium will be handled by Pete Felleman Jr., for Socodisc, Brussels. The label has a strong start with Sinatra’s « Granada » and his LP « Ring-a-ding ding ».
Peu après, Felleman est devenu responsable du label Reprise chez Artone. De plus amples détails manquent. Jaap était en outre responsable de l’exploitation nationale et internationale des labels comme Chess, Palette, Hickory, Funckler et Motown. L’usine de pressage de disques d’Artone fonctionnait en grande partie grâce aux commandes venant des différents pays européens à l’instigation de Felleman.
Ariane Slinger avait une version un peu différente : « Pete Felleman était une personne importante au sein de l’entreprise. Il était responsable des relations avec les médias, à savoir la radio – afin de rendre les nouveaux disques très vite connus. Il était très doué dans ce domaine. Sa voix profonde et chaleureuse était très populaire ».
Dans les années soixante, Artone a eu un grand nombre de tubes américains à son actif. Quelques exemples : « If I had a hammer » (Trini Lopez), « Red sails in the sunset » (Fats Domino), « Shame and scandal in the family » (Shawn Elliott), « Norman » (Sue Thompson), « Bread and Butter » (Newbeats), « Personality » (Lloyd Price), « I can’t stop loving you » (Ray Charles), « Lonely Boy » (Paul Anka), « Blowing in the wind » (Stevie Wonder), « It takes two » (Marvin Gaye & Kim Weston), « Ya Ya » (Joey Dee), « Loddy Lo » (Chubby Cecker), « Where did our love go » (Supremes), « No particular place to go » (Chuck Berry) et « Reach out I’ll be there » (Four Tops).
Et il y en avait encore d’autres…